En 2023, la trajectoire des marchés a été dictée par l’essor de l’intelligence artificielle (IA) et la domination des "« Sept magnifiques »"1  sur le marché américain, qui ont généré plus de 85 % des gains de l'indice S&P 500 cette année. A eux seuls, les "Sept magnifiques" ont gagné 43 % lors des neuf premiers mois de l'année, contre 3 % pour les 493 autres composantes de l’indice.2 Leur succès n’a rien de surprenant.

Comme nous l'avons indiqué dans notre Global Equity Observer de juin 2023 intitulé « Capitaliser malgré la frénésie », les premiers bénéficiaires de la ruée vers l’IA ""ont été les « vendeurs de pelles », à savoir les fournisseurs de semi-conducteurs et les mastodontes (ou hyperscalers) du cloud ""qui déploient les infrastructures nécessaires au déploiement de l'IA générative, avec notamment de vastes capacités de stockage et une puissance de traitement exceptionnelle. Ce sont eux qui bénéficient déjà des avantages de cette nouvelle déferlante. Le cas le plus extrême est celui d'un grand groupe technologique américain basé à Santa Clara, dont les prévisions de bénéfices ont triplé cette année alors que, dans une moindre mesure, un éditeur de logiciels et de solutions dématérialisées que nous possédons a déjà revendiqué une croissance de 2 % pour sa solution Azure au cours du dernier trimestre. Cette augmentation précoce des revenus permet d’entrevoir la hausse significative de la demande pour les services cloud des « hyperscalers », même si ces revenus accrus s'accompagneront d'une augmentation significative des dépenses d'investissement, nécessaires pour construire les capacités nécessaires.  

Au-delà de ces bénéficiaires naturels, nous pensons que d’autres acteurs - "« plus longs à l’allumage »" - pour lesquels les avantages de l'IA générative et de l'IA en général prendront plus de temps à se concrétiser, mais pourraient toutefois avoir un impact significatif sur le long terme. Ces entreprises seront plus probablement des utilisateurs des modèles existants que des précurseurs, même si elles contribueront bien sûr à la création de nouvelles applications. Ces acteurs un peu « longs à l’allumage » devront être en mesure de générer de la valeur pour les clients et/ou de réduire leurs coûts grâce à l'IA générative et, surtout, d'avoir le « fixing power » nécessaire pour conserver une part décente des bénéfices pour leurs actionnaires. C'est en exploitant les atouts concurrentiels existants des entreprises que les opportunités émergent, en se servant de l'IA générative pour accroître encore la valeur de modèles économiques déjà excellents. En revanche, si l’IA générative venait à augmenter la valeur pour le client ou à réduire les coûts pour le producteur dans un secteur dominé par les volumes, ce seraient les clients plutôt que les actionnaires qui en profiteraient. Les pressions concurrentielles obligeraient les entreprises concernées à répercuter les bienfaits technologiques sur leurs clients, sans qu’elles profitent d'une qualité supérieure de leurs produits ou d'une baisse des prix.

Modèles et écosystèmes clos

En mai dernier, un document ayant fuité de manière anonyme, apparemment d'un chercheur travaillant pour un leader mondial des moteurs de recherche, affirmait que les modèles d'IA développés en interne n'offraient aucune « protection » (moat) en matière d’IA générative.3 En effet, les nouveaux modèles open-source, qui reposent sur des interfaces de programmation d'applications (API) déjà existantes, sont plus rapides, plus adaptables, plus privés et, surtout, gratuits. Pourquoi les consommateurs paieraient-ils pour un modèle dont l’usage est restreint, alors que des alternatives dénuées de contraintes sont compétitives en termes de qualité et de prix ? Un conglomérat technologique et acteur majeur du secteur a mis le code de son intelligence artificielle conversationnelle en libre accès sur Internet après une fuite. Le fait que les acteurs n'utilisant pas de logiciels libres (et, par conséquent, leurs investisseurs respectifs) plaident aujourd'hui en faveur de la mise en place par les pouvoirs publics de licences pour les modèles les plus sophistiqué et tend à montrer qu'ils ressentent la pression de la concurrence, alors que le secteur technologique américain est connu pour son antipathie à l'égard de toute forme d'intervention de l'État.

Même si les modèles d’IA générative ont tendance à se banaliser, les défis inhérents à leur déploiement à grande échelle sont loin d'être négligeables. L'efficacité est devenue le maître-mot étant donné les coûts exorbitants de calcul et de mémoire des grands modèles de langage (LLM), sans oublier les problématiques liées aux « hallucinations » des modèles, qui peuvent purement et simplement inventer des choses ! L'intégration de l’IA générative dans la recherche va bien au-delà des modèles. Le défi est beaucoup plus facile à relever pour des systèmes relativement fermés, ou « écosystèmes clos », spécialité de la plupart des entreprises dont nous parlons. Les entreprises possédant des données propriétaires dans leur « écosystème », qu'elles soient pures ou complétées par des données publiques, offrent des opportunités très intéressantes. Beaucoup d’entre elles appliquent l'IA traditionnelle, ou prédictive, à leurs données depuis des années pour générer des informations ou automatiser des processus, et ont désormais choisi d’utiliser en plus l’IA générative.

L’IA générative et le portefeuille

Une agence de notation américaine figurant dans nos portefeuilles mondiaux a été l'une des premières à se lancer dans l'aventure de l’IA. Elle utilise depuis longtemps l'IA prédictive dans le cadre de son activité d'analyse, par exemple pour la connaissance clients (« Know Your Customer ») pour déceler les signaux d'alerte et rechercher des fraudes potentielles. En partenariat avec une multinationale américaine de l’édition de logiciels et du cloud computing figurant déjà dans nos portefeuilles, cette agence de notation a lancé un « assistant de recherche » alimenté par ChatGPT pour aider ses clients à se familiariser avec son système. Cette initiative devrait être source d’efficacité pour les clients, qui pourront effectuer leurs analyses beaucoup plus rapidement, puisque seulement quelques consignes (« prompts ») leur permettront de rédiger leurs rapports d'investissement. L’assistant n'utilise que le contenu des bases de données internes et toutes les informations citées seront accompagnées de sources, ce qui devrait limiter le risque d’« hallucinations » (et offrir une source de revenus supplémentaire si les clients n'ont pas accès à ces sources). Le modèle de tarification est encore à l'étude, mais l'entreprise a l’intention de « fixer des prix au-delà de la valeur » - ce qu'elle sait déjà faire, puisqu'elle perçoit en moyenne 7 % de revenus supplémentaires par an de ses clients existants via des ventes croisées, des mises à niveau de services et l’évolution de sa tarification.4 L'entreprise a également donné accès à ses 14 000 employés à l'application CoPilot pour les inciter à formuler de nouvelles idées pour améliorer son activité. La priorité est actuellement donnée aux opportunités de revenus, mais l’entreprise devrait bénéficier ultérieurement de gains importants sur ses dépenses.

Une entreprise américaine d’édition de logiciels et de données financières qui figure dans nos portefeuilles connaît une trajectoire similaire. Elle a également lancé une interface d’IA générative pour aider les clients à interroger son système, à lancer des tâches et même à utiliser la programmation sous Python. En ouvrant l’ensemble de ses données à une utilisation plus large, elle créé de la valeur pour ses clients, améliore son taux de fidélisation et parvient à augmenter ses prix. À moyen terme, l’entreprise devrait bénéficier de gains d'efficacité significatifs au niveau du service clients car l’IA générative aidera au traitement des demandes des clients et à la collecte de contenu, domaine dans lequel travaillent environ 50 % de ses employés - mais aussi à l'accélération de l'acquisition et du nettoyage des données les plus cruciales.

Les entreprises possédant des données propriétaires ne sont pas les seules à offrir de bonnes opportunités. Prenons l’exemple d'une société européenne leader dans le domaine des progiciels de gestion intégrés (ERP), qui est effectivement propriétaire du site où sont hébergées et analysées les données de ses clients. Comme d’autres, elle utilise l'IA depuis un certain temps pour l'analyse des données et l'automatisation des tâches et permet actuellement à 26 000 entreprises clientes d’assurer un recouvrement intelligent dans le secteur financier, de réduire le délai entre la facture et le paiement, d’effectuer un réapprovisionnement prédictif ou encore d’automatiser les commandes de matériel.5 Un assistant reposant sur l’IA est désormais en service pour interroger ses systèmes en langage naturel, ce qui accélère l'analyse des données financières, des ressources humaines (RH) ou des chaînes d'approvisionnement. L’IA générative GenAI sert également à rédiger des descriptions de postes et des questions d'entretien pour la fonction RH ou à générer des modèles de processus et des documents dans le domaine de la transformation des processus. Outre la tarification des cas d'utilisation spécifiques, l'entreprise prévoit de proposer une version d’IA générative de sa principale solution de cloud public d’ici la fin de l’année, avec une augmentation de 30 % du prix. Quant aux clients, il leur est difficile de quitter l'écosystème de l'entreprise en raison des coûts exorbitants pour changer de prestataire. Le recours accru à l'IA va probablement accroître la fidélisation des clients et offrir de nouvelles opportunités de monétisation, sans compter les gains que l’IA générative pourrait produire grâce à un codage plus efficient, ce qui pourrait accélérer l’augmentation des marges dans le cadre de la transition vers les plateformes dématérialisées.

Dans les trois cas, les opportunités offertes par l'IA générative constituent une évolution et non une révolution : elles contribuent à la croissance des chiffres d'affaires et à l'amélioration des marges d’entreprises déjà prospères, rentables et en pleine croissance. Notre portefeuille abrite de nombreuses autres entreprises possédant de solides activités liées à l'IA grâce à la détention de données précieuses, par exemple des bureaux d’information sur les antécédents de crédit, des éditeurs professionnels, des courtiers en assurance ou un fournisseur de données et de services cliniques dans le secteur de la santé. D’autres entreprises en portefeuille issues de secteurs comme la consommation non-cyclique possèdent une longueur d'avance sur leurs concurrents, car elles ont massivement investi dans l’analyse de leurs données. Selon le cabinet Accenture, seuls 10 % de ses clients ont atteint la « maturité en termes de données » et peuvent exploiter pleinement les possibilités offertes par l'IA. Celles qui ont franchi le pas disposent donc d'un avantage significatif.

Des temps incertains

Le marché est reparti à la baisse et a chuté de 7 % lors des deux derniers mois, après un rebond marqué amorcé en septembre 2022.6 Comme la phase haussière, la baisse a été alimentée par la dégradation des notations plutôt que par les bénéfices, qui ont globalement fait du surplace. Ce repli est intervenu malgré l'amélioration des prévisions macroéconomiques aux États-Unis, voire même en Europe et en Chine. Les plus pessimistes soulignent toutefois certains signes avant-coureurs, comme l'emploi dans le secteur américain du transport routier et les ventes de logements en attente. La chute du marché s’explique essentiellement par la hausse ininterrompue des rendements, le 10 ans américain ayant flirté avec les 4,6 % fin septembre, soit une hausse de 73 points de base (pb) au cours du trimestre et de 46 pb en un mois5, alors que le cycle de hausse de la Réserve fédérale américaine (Fed) touche à sa fin. Les spéculations vont bon train sur les raisons de cette forte poussée des rendements, qu'il s'agisse des « taux durablement plus élevés » ou de l’embellie des perspectives de croissance ( ). Mais elle est plus probablement due à un simple décalage de l’offre et de la demande. L'offre de bons du Trésor est pléthorique, les États-Unis accusant un déficit de près de 8 % de son produit intérieur brut malgré un taux de chômage inférieur à 4 % et un stock existant de 7 600 milliards de dollars arrivant à échéance l'année prochaine.7 Toutefois, l'appétence pour ces titres des deux principaux acheteurs historiques, la Chine et la Fed, suscite de réelles interrogations.

Ces rendements plus élevés induisent deux questions pour les marchés actions. Premièrement, est-ce que le système actuel, massivement endetté, peut faire face à une augmentation marquée du coût du crédit sans que quelque chose ne se brise, comme ce fut le cas avec les stratégies d'investissement adossées au passif (LDI) au Royaume-Uni il y a un an et avec la Silicon Valley Bank au printemps dernier. La seconde question porte sur l'impact des rendements sur les valorisations relatives et l'attractivité du marché actions par rapport aux obligations. En effet, l'écart entre le rendement réel (earning yield) des actions et le taux « sans risque » est retombé à son niveau le plus bas depuis 20 ans, un niveau encore plus faible qu'il y a deux mois, malgré la chute des marchés boursiers. Même en excluant l’alternative offerte par les obligations, le multiple prévisionnel actuel de 16,0x de l'indice MSCI World ne semble pas bon marché, d'autant plus qu'il repose sur une hypothèse de croissance des bénéfices sans doute optimiste de 10 % pour 2024 malgré un probable ralentissement de l'économie, et même si les autorités parviennent à orchestrer un atterrissage en douceur.5 Rien ne permet d’affirmer que le marché intègre un risque significatif de ralentissement dans ses multiples de valorisation ou ses prévisions de bénéfices. Comme toujours, nous pensons que le pouvoir de fixation des prix et les revenus récurrents, deux des principaux critères d’inclusion des entreprises dans nos portefeuilles, finiront une fois de plus par témoigner de leurs mérites en cas de récession. De plus, le marché finira à nouveau par privilégier les entreprises dont les bénéfices sont résilients lors des périodes difficiles, et le facteur « qualité » devrait servir de refuge face aux incertitudes.

Bruno Paulson, Managing Director International Equity Team

1 Meta, Apple, Nvidia, Amazon, Microsoft, Alphabet et Tesla
2 Source : FactSet
3 Source : https://www.semianalysis.com/p/google-we-have-no-moat-and-neither
4 Source : Rapports financiers des entreprises
5 Source : Rapports financiers des entreprises
6 Source : FactSet
7 Source : Apollo Asset Management.

 

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